
Ministère A.M.E.R. "95200" (1994)Si je devais ne garder qu'un album de rap français, je crois que c'est pour "95200" que j'opterais (ouais "Conçu Pour Durer" de La Cliqua est un EP... quoi je triche ?). Deuxième album des Sarcellois après un "Pourquoi Tant De Haine ?" (en 1992) surtout reconnu pour le bordel provoqué par le provocateur "Brigitte Femme De Flic" et son propos résolument black-pro que pour ses qualités musicales (quoique rien que pour Moda...), malgré des morceaux réussis. Après avoir débuté aux côtés de Moda, parti depuis faire des disques avec Dan (du magasin Tikaret), Passi et Stomy ont continué leur petit bonhomme de chemin discrètement, ne se mélangeant pas au reste de leurs collègues (à part un titre - solo de Stomy d'ailleurs, avec Kenzy en renfort - sur la "BO" de La Haine).
MAM Production / Musidisc
1. Prélude Au Réveil (feat. Hamed Daye)
2. Plus Vite Que Les Balles
3. Un Eté A La Cité
4. Brigitte Femme 2... (feat. Kay-Cee)
5. Les Rates Aiment Les Lascars (feat. Assia)
6. Paradis (feat. Kay-Cee)
7. J'ai Fait Un Rêve
8. Autopsie (feat. Doc Gynéco)
9. Flirt Avec Le Meurtre
10. Les Cloches Du Diable (feat. Hamed Daye)
11. Chap II Acte 20
12. Pas Venu En Touriste (feat. Hamed Daye)
13. Nègres De La Pègre (feat. Kay-Cee)
Ministère AMER à cette époque, c'est la synthèse made in France de ce qui s'est fait de mieux ces dernières années outre-Atlantique : le côté gangsta de NWA (comment ne pas faire le rapprochement entre "100 Miles And Running" et "Cours Plus Vite Que Les Balles"), le militantisme black-pro de Public Enemy et la provoc' d'un Ice Cube ("Black Corea" trouve un certain écho dans "J'ai Fait Un Rêve"). Un petit extrait d'American Me ("Autopsie"), des gros samples funk que ne renierait pas DJ Slip de CMW (qui en a toujours une bonne dans sa poche... kangourou), on aurait pu plonger dans la pâle copie des Ricains...
Mais non, "95200" est un vrai album bien français, bien franchouillard même. L'interlude de "Un Eté A La Cité" et son florilège de noms d'oiseaux (écouter ça à 14 ans est limite éjaculatoire, en boucle à fond dans la maison, la daronne qui commence à s'inquiéter en entendant "T'as 70 ans tu pleures, tu pleures comme ta fille quand j'l'ai dépucelée la salope"...) sent bon la France de Julien Courbet, les références aux camés des grands boulevards, au RER, aux politiciens de l'époque (dont certains sévissent toujours, un petit furieux devenu aujourd'hui malheureusement calife à la place du calife), au racisme, les bruits et les odeurs, la flambe... Pas de doute : on est en banlieue.
"95200" est le premier grand disque de rap sur la banlieue, sur la cité et quoi que nos auditeurs de "rap de tess" puissent en dire aujourd'hui, les deux énergumènes qu'on a vu sur scène avec Johnny Halliday ("Hiiiiip Hoooooooop !!! Hiiiiip Hooooooop !!!") ont ouvert la voie à pas mal de monde. Rien que pour ça, cet album fait partie des disques majeurs du rap français, et peu importe que Passi ait échangé son flow contre un flaire de businessman et un siège de jury à la Star Ac', et que Stomy ait (entre autre) joué le débile léger dans "3 Zéro" : ils ont fait ce disque.
Chose surprenante, pas de réel crédit niveau production. C'est bien con de pas avoir exactement qui produit quoi parce que 14 ans après, ça reste super solide et sérieux. On navigue entre agressivité minimaliste et prods soul-funk imparables, en se payant le luxe de rester cohérent en étant pourtant assez versatile. Je suis toujours surpris qu'on minimise la qualité de la production de cet album ni l'exception musicale qu'il a été.
Remplacer un beat par un bruit de culasse de flingue et de coup de feu ("Plus Vite Que Les Balles"), balancer un solo de guitare électrique complètement furieux sur plus de 6 minutes ("Je Flirt Avec Le Meurtre") ou poser "Un Eté A La Cité" sans réel beat (à une époque où on sortait tout juste de la surproduction rythmique), c'était et ça reste quelque chose d'assez inédit.
A chaque fois que je tombe sur un morceau de Passi ces dernières années, je me demande comment il a pu en arriver là. Je critique pas forcément ses démarches marketing ni ses choix musicaux (encore qu'il y aurait surement à dire) mais plus le fossé qui sépare son flow aujourd'hui (encore plus prévisible que celui de Sinik) et celui qu'il pouvait poser en 1994. Ok, ça n'a jamais été un Daddy Lord C, ni un Ill, ni même un MC de première zone mais au moins, malgré ses approximations, on avait un mec avec un minimum de présence et dont les couplets se suivaient sans se ressembler. Le minimum syndical me direz-vous...
Quant à Missile Mysto, c'était la fraîcheur, l'absence de calcul par nature. Il réussissait un exercice qui parait surhumain aujourd'hui (ouais je sais, je fais dans le cabrelisme encore plus que d'habitude) : réussir à allier envie et discours. Y a pas tortiller du cul pour chier droit, un mec qui prend son pied au micro c'est quand même nettement plus sympa à écouter que n'importe quel tanche qui prend une posture [choisir la mention utile : caillera, sensible, politique, rigolo, gangster, décalé, bandana, intello, acoustique, fashion, dirty south, g-funk, crunk, fluo - liste non-exhaustive]. Gilles Duarte n'a jamais été un grand lyriciste mais il avait suffisamment de bonnes idées pour compenser cet état de fait : pas de complexes, pas de pression de la part du microcosme hiphopcryte et du coup, des tentatives. Qu'est-ce que ça me manque des mecs qui tentent des choses.
C'est d'ailleurs marrant de voir que ces mêmes mecs qui osaient prendre des risques aussi bien au niveau fond que forme sont devenus ceux qui sont à l'origine de l'uniformisation du rap quelques années plus tard avec le Secteur Ä. En présentant au rap un modèle économique indépendant et rentable, Kenzy et ses acolytes ont ouvert la boite de Pandore. On peut désormais gagner de l'argent, beaucoup d'argent (fantasmé ou réel) grâce au rap et du coup, l'argent remplace le plaisir. Une évolution classique au regard de l'Histoire de la musique mais qui n'en est pas moins à chaque fois un crève-cœur.
14 ans après ma première écoute de "95200", je continue de me faire complètement absorber par l'univers de Stomy B. et Passi, je redécouvre à chaque fois l'album, appréciant un nouveau détail à chaque fois, me marrant de leur irrévérence, profitant de l'immersion dans leur univers (vocabulaire, humour - ah ce fameux interlude caché de "Les Rates Aiment Les Lascars"-, revendications...). Et qu'ils se gardent bien de refaire un album, parce qu'on serait bien tenté de leur dire "Euh coupez là... Y a eu un Larsen ?". D'autres semblent tenter le come back mais qu'ils se gardent bien de retourner en studio ensemble même si leur somme a toujours été nettement supérieure à leur valeur individuelle. Un nouveau Ministère ? Non merci, je n'ai plus foi en la politique...